Critiques
20 September, 2011

Claude-Henri Rocquet

Je ne saurais dire si le dessin de Sophie Bourgenot est un dessin de sculpteur ; il en est de tant de sortes : le dessin de Giacometti n’est pas celui de Rodin ; et modeler n’est pas tailler. Je ne saurais dire ce que lui apporta et lui enseigna le maniement du ciseau et du maillet, l’opposition et la résistance du matériau, sa fragilité. Peut-être tout cela est-il moins affaire de geste que de regard, d’inspiration ? Mais je vois qu’elle dessine comme elle peindrait. Le trait est si serré, le jeu du gris, du noir, du blanc, si dense, que le dessin est à la fin peinture d’ombre et de lumière. La feuille devient tableau. Le trait se fait surface, le fil se fait tissu, étoffe, plis.

Voici d’abord, en peinture, les choses les plus simples : des fleurs dans un vase, un bouquet, quelques pommes ou quelques citrons, quelques fruits dans une corbeille, sur un plat, sur la table. Les choses ordinaires qui nous entourent, les choses immédiates. Et cette allée, ce chemin, ce bosquet, ces grands arbres dans le souffle ou le repos des saisons. Mais pourquoi ces choses-là, ces choses visibles, réelles, sont-elles comme transfigurées, et par quelle lumière ? Peut-être est-ce l’attention, et le retrait devant leur présence, le respect de ce qui est, qu’il ne faut pas fausser, qu’il ne faut pas trahir, peut-être est-ce l’humilité de celle qui regarde, ou qui, plutôt, écoute, peut-être est-ce cette attitude qui est de l’ordre du service, peut-être est-ce cela qui est la cause du rayonnement : rayonnement de l’objet représenté, rayonnement de la feuille où le crayon, laissant sa trace, légère, fut un regard, un toucher, un témoignage.

Sans que l’artiste l’ait voulu, sans que l’artiste y ait songé, il arrive que dans l’entrelacs des feuilles et des branches, un visage, un être, une bête, un oiseau, apparaisse, transparaisse, et nous regarde, nous surprend. Les yeux et le museau d’un renard ou d’un loup. Deux enfants endormis ou sur le point de naître. La blancheur d’un nuage qui s’étire est une aile. Ce que nous tenions pour l’exactitude du réel se révèle de la nature du rêve. Le réel est sourd, inerte, si le rêve, comme une lumière derrière le papier d’une lanterne japonaise, ne l’illumine, ne le révèle.

De même, on pourrait croire que Sophie Bourgenot se voue, quand elle dessine, à l’immobilité de ce qu’elle a choisi de représenter, de ce à quoi elle consacre son temps, le temps d’une contemplation active. Mais bientôt, et comme tout à l’heure surgissaient des êtres dans les feuillages et les remous du ciel, il apparaît que tout dans cette peinture est mouvement. Tout se meut, et veut grandir, se développer, éclore, s’épanouir. Toute forme est une force. Et ce n’est pas notre regard qui s’avançant aperçoit des êtres que la première apparence dissimulait, c’est l’invisible, et ce qui veut être, qui se cherche un chemin et vient à notre rencontre.

Il serait beau que l’artiste découvre un monde caché, il est plus beau que ce monde, grâce à lui, se manifeste. Il se manifeste, non parce qu’il veut paraître, apparaître, mais parce qu’il veut être, être plus encore. C’est d’une germination qu’il s’agit. Et l’on se prend à espérer, à croire, que le monde, où nous sommes, et dont nous sommes, croissant dans le temps, s’opposant toujours à sa défaite, aspire à ce qu’on ose nommer l’éternel. Et l’une des fonctions de l’artiste est d’être le témoin de cette aspiration, et, à sa façon, selon ses forces, le serviteur.  L’essence de l’art n’est pas alors, et seulement, de guérir, d’apaiser, il est de délivrer.

Et si l’homme est l’émergence du monde, son accomplissement, si l’homme est l’émergence de l’être, et si le visage est à la fois chose visible et transparence du secret d’une personne, unique, seule à être elle-même, comme toute personne, il allait de soi que le chemin de Sophie Bourgenot la menait à l’art scrupuleux et mystérieux du portrait.

Claude-Henri Rocquet, septembre 2011